Extrait :
Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. se L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), dans Œuvres complètes, Tome 3, La Pléiade, 1964, p. 141.
Dans cet extrait, Rousseau reprend la question classique de la différence entre l’homme et l’animal. On répète souvent, en effet, que le propre de l’homme est la raison et on attribue à Aristote cette formule : l’homme est un animal doué de raison. Rousseau rompt avec cette tradition puisqu’il fait, au contraire, de la liberté la différence spécifique de l’être humain. La nature de l’homme est ainsi d’être libre, donc de ne pas avoir de nature. En quel sens ?
Dans la première partie du texte, Rousseau soutient que l’animal possède une forme d’intelligence, puisqu’il peut "combiner", c’est-à-dire associer, "des idées". L’expérience le confirme : un perroquet peut associer à l’émission d’un son, "bonjour" par exemple, l’idée de récompense. Il peut ainsi être dressé à imiter certaines phrases, donnant alors l’illusion de pouvoir parler. L’animal est donc capable d’une sorte de raisonnement, puisque raisonner consiste à lier des idées entre elles.
Rousseau, en accordant l’entendement aux animaux, semble effacer la frontière entre l’homme et l’animal, en ne laissant plus subsister qu’une différence de degrés. L’homme serait-il, alors, un animal comme les autres et parmi d’autres ?
Il n’en est rien puisque Rousseau substitue à la raison la liberté comme critère de distinction : "ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre". On pourrait pourtant, au contraire, croire que l’animal est bien souvent plus libre que l’homme, puisqu’il ne connaît pas les servitudes de la vie sociale, et qu’il reconnaît ni loi ni obligation. Ne dit-on d’un oiseau qu’il est libre comme l’air ? Qu’en est-il ? Pourquoi Rousseau accorde-t-il une liberté à l’homme qu’il refuse à l’animal ?
Pistes de réflexion :
La seconde partie du texte, répond à cette question en définissant la liberté comme un assentiment, nous dirions aujourd’hui par le consentement. La liberté n’est donc pas la liberté d’agir, mais de consentir. Bref, de dire non ! On comprend mieux, maintenant, le refus d’accorder à l’animal la liberté. Celui-ci est gouverné par la nature, il n’est donc pas en mesure de se gouverner lui-même.
Dans le Contrat social, Rousseau l’affirme sans ambiguïté : "l’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite liberté", écrit-il. L’appétit désigne ici les penchants naturels en général, et non uniquement la faim. La liberté ne consiste pas à suivre ses penchants, mais à pouvoir y résister. L’homme est libre, car il peut s’écarter de la nature. Il peut mettre à distance la nature en lui.
On peut certes dire qu’il y a de la nature en l’homme, car tout être humain a des besoins naturels, mais on ne peut en déduire que l’homme a une nature, puisqu'il est libre de suivre ou non ses inclinaisons naturelles. L’expérience, une nouvelle fois, le confirme : l’homme ne s’identifie pas à la nature. On peut résister au besoin de manger et faire une grève de la faim au non d'un idéal politique par exemple. Entre la nature et le sujet (l’être humain), il y a une distance. La liberté rend l’homme indépendant, en le séparant d’avec sa nature. Dès lors la liberté consiste dans une manière nouvelle d’exister : l’homme libre est son propre maître. Il peut se gouverner, se diriger en se donnant à lui-même sa propre loi. La liberté humaine est ainsi définie comme autonomie.
L’animal est, quant à lui hétéronome (voir définition dans la perle suivante).
La liberté est, alors, fondamentalement une liberté de conscience : celle d'acquiescer ou de refuser. "C'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme", résume parfaitement Rousseau. L’homme n’est plus ainsi défini par la raison, mais par l’esprit : c’est-à-dire par la conscience de la liberté.
Conclusion : On saisit alors la dimension politique de l’autonomie. La liberté civile, celle du citoyen, n’est pas une nouvelle liberté qui viendrait s’ajouter à la liberté morale. L’autonomie est toujours déjà politique. Car ce n’est que dans une république que les hommes sont libres, c’est-à-dire autonomes. En démocratie, les citoyens n’obéissent qu’à eux-mêmes, c’est-à-dire aux lois qu’ils se sont prescrites. La loi est la loi commune, puisque tous les citoyens, par le droit de vote, participent à son élaboration. La loi devient ainsi ma loi, notre loi. Elle nous libère des plus forts qui cherchent précisément à imposer aux autres leurs désirs, qu'on appelle à tort leurs lois. Tout autre régime politique rend les hommes esclaves, en les soumettant à une autorité qu’ils n’ont pas choisie : à un maître. On comprend ainsi le mot de "despotisme", puisqu’en grec ancien despotês désigne "le maître". Le despotisme désigne ainsi le pouvoir arbitraire d’un tyran qui impose à tous sa volonté.
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